Non classé

Mort du livre ou disparition des lecteurs ?

Voici un article qui a retenu notre attention et que nous souhaitons partager avec vous.

Article par Gérard de Cortanze, lefigaro.fr

A l’occasion de l’ouverture du Salon du livre, l’écrivain Gérard de Cortanze revient sur la mort annoncée du livre papier. Il rappelle que la question centrale n’est pas celle du livre, mais de la lecture car, que seront les livres quand il n’y aura plus de lecteurs pour les lire ?

Le 6 août 2010, lors de sa conférence donnée au Massachusetts Institute of Technology (MIT) Nicholas Negroponte, Professeur réputé et chercheur, a annoncé la «mort physique du vieux livre papier d’ici à cinq ans», ajoutant: «Cette hypothèse est difficile à accepter par la majorité des gens.» Il tirait son argumentation du fait suivant: les livres numériques seraient en train de supplanter les livres traditionnels auprès des consommateurs. Une étude confirmant par ailleurs que les ventes de livres numériques du Kindle – lecteur de livre électronique commercialisé par Amazon.com, sa version internationale est disponible depuis janvier 2010 – avaient soi-disant surpassé celles des livres à couverture rigide.

Cette «mauvaise nouvelle» est évidemment à mettre en relation avec les résultats de l’enquête Livres Hebdo/Ipsos autour de la lecture. On y apprend que bien que celle-ci reste le «deuxième loisir préféré des Français», la lecture au «format papier» est en net recul et que celle-ci n’est pas « relayée par la lecture au format numérique ». Cette enquête révèle aussi que 69% des Français de 15 ans et plus ont lu au moins un livre dans les douze derniers mois – ce qui constitue un recul de cinq points en trois ans – et que si 45% des lecteurs lisent «tous les jours ou presque», ils sont 38% a reconnaître qu’ils lisent «moins qu’avant par faute de temps» ou parce qu’il consacre leur temps libre à d’ «autres loisirs». Deux citations me viennent en mémoire… Stendhal, qui écrit, dans une lettre adressée à sa sœur Pauline: «Je me félicite toujours du hasard qui nous a portés à aimer la lecture… C’est un magasin de bonheur toujours sûr et que les hommes ne peuvent nous ravir.» Victor Hugo, qui affirme, dans son discours d’ouverture du Congrès littéraire international de 1878: «La lumière est dans le livre. Ouvrez le livre tout grand. Laissez-le rayonner, laissez-le faire. Qui que vous soyez qui voulez cultiver, vivifier, édifier, attendrir, apaiser, mettez des livres partout

Certes l’homme du MIT oubliait, l’aspect fondamentalement intime, tactile, du livre, et sans doute cette remarque d’Anatole France qui prétendait «on n’est heureux par les livres que si l’on aime les caresser», remarque Anatole France. Mais l’affaire est plus grave qu’on ne pense…

Tout d’abord, les enquêteurs ont constaté que les genres littéraires qui perdaient le plus de terrain étaient les «romans contemporains, les classiques et les littéraires de l’imaginaire» ou profit des romans policiers, des «romans sentimentaux», les livres pratiques et des livres «sur l’histoire», ces derniers n’ayant que peu à voir avec les romans historiques.

En second lieu, et c’est plus inquiétant encore, la lecture numérique ne vient nullement compenser le recul de la lecture du livre papier. Et cela bien que 46% des foyers avec enfants soient équipés de tablettes. Contrairement aux allégations de l’homme du MIT, le taux de lecture numérique n’a progressé que de trois points en trois ans, passant de 8 à 11%. Et cela malgré l’essor phénoménale de l’offre éditoriale numérique et de l’équipement des ménages en tablettes et autres supports numériques. La question fondamentale étant, qu’il s’agisse du «livre papier» ou de la tablette numérique: encore faut-il qu’il y ait des lecteurs pour utiliser l’un ou l’autre support, pour faire en sorte que papier ou tablette la lecture soit encore ce que Montaigne appelait la compagne de l’ «humain voyage». Or, l’animal lisant est une espèce en voie de disparition. On s’émeut beaucoup de la disparition de certaines fleurs, d’insectes, d’animaux, de poissons, mais beaucoup moins de la disparition de certaines langues – comme le ladino par exemple, venu du fond des temps de l’Espagne juive – et moins encore du lecteur.

Selon une autre enquête, réalisée par l’Insee, cette fois, un Français sur cinq se trouve «en situation préoccupante» face à l’écrit et à la lecture, et un nombre non négligeable désapprend à lire.

Il fut un temps où l’on brûlait les livres par le feu. Aujourd’hui, les autodafés sont passés de mode, mais, en réalité, il est des moyens beaucoup plus subtils de nier l’existence des livres. Il y a dix ans, dans sa conférence d’ouverture du salon du livre de Turin, George Steiner rappelait que nous avons plus que jamais besoin des livres mais que les livres, eux aussi ont besoin de nous. Qui ne se souvient de Farenheit 451, le célèbre roman de Ray Bradbury. Montag, le pompier qui décide de ne plus brûler les livres mais de les conserver, prend le maquis, et rejoint ceux qui, pour sauver le livre, ont remplacé son support de papier par la mémoire. Faber, le vieux professeur, lui confie sur le chemin longeant la voie ferrée menant au campement où se réunissent les résistants: «Vous n’avez pas besoin de livres mais de ce qu’il y avait autrefois dans les livres.»

A la lumière de cette enquête, on sent bien que plusieurs thèmes sont liés: celui du livre – papier ou numérique – et celui de la langue française: les deux sont en péril, il est inutile de se voiler la face. La montée des particularismes, les repliements communautaires, le morcellement de la société recroquevillée sur des intérêts corporatistes, l’oubli du grand projet issu de la Révolution – forger une communauté d’hommes libres autour d’une langue commune -, l’abandon devancé par certains du français face à l’anglais, le lâchage des lycées français à l’étranger dont on semble avoir oublié le rôle primordial – porter à l’extérieur la langue et la culture françaises -, tout ceci met la langue française en péril, et le combat consistant à lutter pour qu’elle reste bien davantage qu’un moyen de communication, un humanisme, une culture, une histoire, ce que Léopold Sédar Senghor appelait «une langue de la civilisation de l’universel», est indubitablement lié au combat mené pour que vive le livre, donc la lecture.

Lors d’un Salon du livre de la Porte de Versailles à Paris, il y a quelques années, un collectif «Livres de Papier» s’était élevé contre la numérisation du livre et avait collé des affiches de protestation. La lutte contre le livre électronique, l’automatisation en bibliothèque et la numérisation du monde en général pour tous ceux qui défendent le livre papier est nécessaire. Aujourd’hui un Français sur deux n’entre jamais dans une librairie. Il est illusoire de penser que ces Français qui ne lisent pas vont découvrir la lecture grâce au livre numérique. La lutte livre papier/livre numérique est une problématique obsolète. La seule vraie question, posée par cette enquête, est plus grave. Il n’y a plus de temps à perdre, c’est la lecture qui est menacée. Faute de lecteurs. Un livre, c’est toujours quelqu’un qui entre dans notre solitude, c’est la sève vivante des esprits immortels. René Descartes, dans cet extrait du Discours de la méthode, replaçant le livre dans sa véritable temporalité, énonce: «La lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes des siècles passés qui en ont été les auteurs, et même une conversation étudiée, en laquelle ils ne nous découvrent que les meilleures de leurs pensées.»

Je voudrais terminer ces quelques pages de réflexions sur ce souvenir de ma lecture du livre d’Ingrid Betancourt, Même le silence a une fin. Dans les sept cents pages que comportait ce témoignage – elle fut retenue dans la jungle colombienne par les Farc, de 2002 à 2008 – , un certain nombre était consacré au livre et à la lecture. La prisonnière nous expliquait que grâce à ces livres elle avait pu, lorsqu’elle s’y plongeait, s’évader de l’enceinte de fil de fer barbelé, des guérites, de la boue, des sévices, et continuer de résister. Voilà une belle histoire du livre qui sauve de la mort et du désespoir.

Selon une étude menée par des chercheurs aux Etats-Unis, la lecture serait susceptible d’augmenter les

connexions à l’intérieur du cerveau, notamment en «propulsant le lecteur dans l’esprit des personnages». La lecture, en somme, façonnerait nos vies, et dans certains cas, nous aideraient même à nous construire. Fallait-il attendre que des chercheurs américains se penchent sur le sujet pour nous révéler ce que tout lecteur sait, sent, imagine: que la lecture le façonne, lui donne des armes pour la vie, ouvre son champ de vision, l’aide à penser, à analyser, à conceptualiser. Que serons-nous quand les lecteurs auront disparus de la surface de la terre et que deviendront les livres des bibliothèques? Et que deviendra l’humanité quand il n’y aura plus que des livres, sans lecteurs pour les lire, sans miroir pour dire toutes les richesses qu’ils contiennent et qui ne seront plus que des déserts silencieux, sans voix, sans écho? Quand les livres, faute de lecteurs, ne seront plus que des livres de sable?